Critique de Babylone

Assourdissant et muet, excessif et irrésistible, Babylone est le nouveau film de Damien Chazelle qui reprend des thèmes qui lui sont chers et construit un hommage au cinéma avec Margot Robbie et Brad Pitt. L’avis de Mauro Donzelli.

Les collines sont encore désertes, le cinéma une bulle fermée qui se livre à des soirées folles. À Hollywood, cela prendra encore du temps avant que cela ne devienne une réalité. Dans les années 1920, ce n’était qu’un rêve pour deux ancêtres des protagonistes de La La Terre, qui voulaient s’imposer dans ce contexte de pionniers. Je suis Manuel (Diego Calva)les premiers Manny à ne pas s’attarder sur ses origines mexicaines, et Nellie LaRoy (Margot Robbie), avec un placage de français pour cacher des naissances humbles, pour une fille du New Jersey. Ce sont deux destins, avec celui de la star de ces années, Jack Conrad, incarné par Brad Pittqui marquent les trois grandes directions narratives des trois heures foisonnantes du Babylone vu de Damien Chazelle. Un carnaval de Babylone, ouvert par un éléphant qui grimpe difficilement le long de ces collines et conclu avec les dieux fantômes sur grand écran et un art, le cinéma, capable de se générer en permanence, rendant ses stars immortelles au moment même où il les filme avec une caméra.

Tout est incommensurable, sans barrières entre la réalité et le métier, d’ambitions en effondrements, d’ascensions rapides et souvent aléatoires, et donc éphémères, en passant par les excès et la vulgarité. La première chose qui vous frappe à propos de l’emphase fiévreuse de Babylone est son inconvenance: linguistique, avec des coups de pédé, noir, juif de merde et j’en passe, et formel. Libérateur et amusant dans sa première partie, celle consacrée au muet, qui met on comprend tout de suite qu’il s’agit d’une dédicace au pouvoir mijotant du cinéma, qui se laisse aller à tous les excès, vomissements et défécation compris, pour arriver à ce moment de lyrisme absolu, à cet alignement des planètes entre machine, acteur et lumière qui produit la magie du cinéma. Tout tapage ou compromis sans scrupules reste interdit.

Un fracas qui fait voler en éclats les instants où le cinéma muet raconte et qui prend toute son actualité lorsqu’il est opposé au des silences soudains, à une tendance qui se rebelle contre le bruit blanc et oscille entre hauts sommets et immobilité absolue. Babylone est amoureuse de la vie et d’une mort qui fait irruption en régénératrice, presque comme pour livrer des divinités au panthéon avant d’en construire d’autres. Le muet est le pionnier couvert de poussière, qui n’a rien à perdre, qui joue tout pour laisser derrière lui un passé malheureux et arrive à Babylone pour changer de vie. Le son, c’est l’industrie, pour les comédiens plus techniques et moins de cœur, l’explosion de gros intérêts économiques qui arrêtent tout, qui humilient la poésie d’une déchirure au premier plan en faisant sortir même une voix grossière. Le cinéma est mort avec le mot et prend alors la technicolor, le cinéma est une matière malléable résultant de la combinaison infinie des couleurs primaires.

Il y a un avant et un après, mais aussi des résistants qui essaieraient aussi d’homologuer, mais rester des outsiders, jouer avec les freaks et les serpents, démolir l’ancien régime blanc et anglo-saxon de la Californie qui voudrait faire de l’art et du cinéma non plus une nécessité viscérale primordiale mais un nouveau business model pour nourrir une société stupide. Nellie est la reine de la beauté et du mauvais goût, une Margot Robbie merveilleuse icône de la liberté contre tous les freins.

Chazelle s’amuse à faire exploser la matière formelle du cinéma et à la reconstituer comme tant de morceaux de Lego, grossier et colérique comme un adolescent rebelle qui considère l’amour comme une question de vie ou de mort. C’est plutôt l’obsession martiale et douloureuse de Coup de fouetà la torture physique comme seul moyen de générer de l’art, tandis que La La Terre garde le décor et le rêve. Il serait facile de dire que la dernière heure pourrait être écourtée, que certaines séquences franchissent des limites réelles ou imaginées, s’éloignant du rythme époustouflant de longs moments mémorables, comme une journée de tournage dans le désert ou les premiers frémissements sonores.
À prendre ou à laisser, accepter l’expérience de la vision ou la nier pour une obstination égale et opposée. « Le cinéma est un antidote à la solitude, nous le devons à ceux qui viennent nous voir ». Le poignant capitaine de fortune Brad Pitt/Jack Conrad le dit, et nous aimerions l’embrasser, sans nous soucier de l’odeur du whisky.