Examen de la zone d’intérêt

Entre les mains du réalisateur anglais, le roman de Martin Amis devient le récit très abstrait et géométrique d’une horreur indicible, seulement suggestible. L’examen de la zone d’intérêt par Federico Gironi.

Une famille passe une journée d’été au bord d’une rivière, immergée dans la verdure de la nature. Le retour à la maison, une maison minimale très soignée, entourée d’un magnifique jardin, conçu et cultivé avec un soin méticuleux, où plantes et fleurs et allées pavées se mêlent à une serre, une petite piscine pour les enfants, voire des ruches pour le miel. Cette maison, et ce jardin, qui couronnent les rêves du couple qui y habite, bordent le mur d’enceinte du camp d’extermination. Le plus célèbre, le plus tristement célèbre : Auschwitz. L’homme qui vit dans cette maison, Rudolf Höss, est le patron et le responsable.
De temps en temps, un prisonnier du camp apparaît en silence apportant de la nourriture pour le garde-manger, mais aussi des sacs de vêtements, que les femmes – Hedwig Höss en tête – sélectionnent et répartissent ensuite.
Une vie quotidienne banale et placide se déroule dans l’indifférence la plus totale ; le terrain et ce qui s’y passe ne sont qu’un fond : le son, avant tout, mais pas seulement. Horrible, toujours.

Dans les mains de Jonathan Glazer le roman de Martin Amis qui porte le même titre que le film, le roman dont est parti l’Anglais, n’est qu’un point de départ.
Les pages et l’histoire sont séchées, désossées, retardées. Glazer s’intéresse à travailler sur le maximum de minimalisme et d’abstraction possible, pour raconter avec des images et des sons ce que les mots ne suffisent souvent pas à dire. Laisser seul expliquer.
Une opération esthétique, en premier lieu. Qui parfois pourrait même aller si loin de légitimer le doute, sinon l’accusation, de franchir la frontière qui conduit à l’esthétisation.
Le débat est ouvert.

Glazer n’est pas seulement abstrait et minimal. C’est géométrique. Strict. Implacable. Son film est composé d’axes cartésiens, de plans orthogonaux, d’espaces parfaitement délimités et photographiés de la manière la plus froide, la plus chirurgicale et aseptique possible.
C’est la logique perverse, impitoyable, hallucinante mais à sa manière très lucide du nazisme, de la Solution finale, que Glazer met à l’écran. Une logique mathématique qui n’a ni temps, ni espace, ni lieu, ni besoin d’aucune forme d’empathie humaine. De toute forme de chaleur.
La zone d’intérêt Il fait froid. Glacial, glacial et pointu.

Les images comptent, les mots sont un accompagnement toléré, presque. Mais parfois, ils coulent aussi la lame. Comme lorsque la mère d’Hedwig Höss commente distraitement la présence, derrière le mur du camp, d’une femme qu’ils ont connue. « Tu te souviens d’elle? Je nettoyais sa maison. » L’extermination comme révolte de classe absurde : justification impossible, populiste, horrible.
Ou comme lorsque Rudolf Höss, loin de chez lui, raconte à sa femme un groupe de hiérarques à Budapest : « Je n’ai pas remarqué qui était là. Je pensais juste comment j’allais tous les gazer. Logistiquement compliqué. »

Et pourtant les mots sont vaincus par les images, toujours.
Je pense à l’évasion de Rudolf (avec un débardeur de marque SS, perfide éclair d’ironie atroce de Glazer) de la rivière avec deux fils, car ils se sont retrouvés au milieu de la marée de cendres jetées dans les eaux, pour ensuite se frotter la peau , se purger le nez, se laver les yeux.
Mais le cancer de l’Holocauste est déjà dans le corps de Rudolf ainsi que dans son esprit, dit Glazer.
Son enfoncement dans les ténèbres de son inhumanité, c’est aussi l’enfoncement (le sien, le leur, le nôtre) dans le sombre gouffre d’une histoire que Glazer rappelle – avec d’autres images – avec un décalage temporel effrayant et troublant, pour ensuite revenir montrer son protagoniste qui, inexorablement, descend dans une absence de lumière qui a toujours été telle.
Depuis le début. Jusqu’à la fin.