Monstre examen

Le réalisateur revient en compétition à Cannes avec (un énième) très beau film, qui écarte l’obsession thématique de la famille et, dans une perspective multifocale, parle de fake news, de moralisme, de harcèlement, de société japonaise. Surtout, de cette zone frontalière entre l’enfance et l’adolescence et de l’amour. La critique de Monster par Federico Gironi.

Un incendie aux étages supérieurs d’un immeuble dans une petite ville japonaise tranquille. Une mère et son fils, Saori et Minato, regardent par la fenêtre. « Si un homme est implanté avec un cerveau de porc, est-il toujours un homme ou est-il un monstre ? » demande Minato.
Dit autrement : qui pense, e actesd’une manière différente, quel rôle a-t-il dans la société ?
Une question sur laquelle Kore-eda Hirokazu il raisonne explicitement, dans son Monstres. Mais pas le seul.
Après cet incipit, on voit Saori s’inquiéter de plus en plus du comportement étrange de son fils, un fils qu’elle a élevé seule après la mort de son mari. Elle devient convaincue, est convaincue par Minato, que son professeur la cible. Vous l’insultez, le harcelez, vous lui mettez même la main dessus. L’école, face à ses protestations, se comporte étrangement. Bien sûr, l’enseignant est obligé de présenter des excuses formelles, mais quelque chose ne va pas. Du moins pour nous.
Est-ce que M. Hori le professeur est vraiment responsable ? Ou Minato est-il un tyran, ciblant le camarade Yori, petit et extravagant, et Hori veut le protéger ? Ou peut-être que les choses sont encore différentes ?

Commence doucement, Kore-eda, laisse l’histoire qu’il raconte, une histoire qui nous semble étrange mais en même temps simple, trop simple, s’installer bien en nous. Et quand on pense avoir tout compris, le point de vue de l’histoire change, comme dans Rashomon de Kurosawa: plus celui de Saori, mais celui de Hori. Les choses se compliquent. Encore plus quand le point de vue devient celui de Minato, et encore plus quand on comprend que Monster n’est pas une histoire d’abus ou de harcèlement, certes oui, mais pas dans le sens où on le pensait.
Vous comprenez que ces choses ne viennent qu’après une critique impitoyable du formalisme extrême dont la structure sociale japonaise est capable, qui force le silence, le silence, le mensonge, la punition (de soi et des autres) afin de s’assurer que les personnes et les institutions peuvent en quelque sorte sauver la face. Si on le souhaite, on pourrait même aller jusqu’à dire que, d’un certain point de vue, Monster parle de fake news, et de la société de l’apparition des réseaux sociaux, qui ne sont même jamais évoqués.
Comprenez enfin que Monster est une belle histoire d’amour, de croissance, de cette zone frontière entre l’enfance et l’adolescence qui peut être comme marcher sur un fil suspendu dans le vide. Ce qui peut effrayer plus qu’un monstre, ou penser que vous êtes un monstre pour ce que vous êtes, et ce que vous ressentez.

Kore-eda travaille après de nombreuses années et de nombreux films sur le scénario de quelqu’un d’autre (par Yuji Sakamotopas de filiation avec Ryūichi, qui signe ici une bande-son qui arrive à titre posthume), et cela lui profite, laissant – même si pas entièrement – ces territoires familiers qu’il avait longtemps explorés et qui risquaient de le rendre répétitif. Le scénario est excellent, mais le contrôle de Kore-eda sur le matériel narratif et la forme de l’histoire est encore meilleur.
Monstres il n’est jamais pressé (c’est un brûleur lent, diront certains), ne ralentit jamais trop, est inexorable pour achever son parcours et son histoire, ses protagonistes à destination. C’est un film tourné avec une incroyable économie de plans (souvent beaux), de mouvement et de mots, qui force le cerveau à travailler tout en ouvrant le cœur presque sans qu’on s’en rende compte. Même sur le sentiment et l’émotion, il n’y a jamais un soulignement, un indice, une scène ou un mot de plus que ce qui est strictement suffisant pour faire sortir de l’écran une étincelle destinée à déclencher de petits feux que nous allumons ensuite par nous-mêmes, en nous.