Revue des jours parfaits

Wenders, en voyage à Tokyo, regarde droit dans le cinéma d’Ozu et touche au but. Mettant en vedette un grand Koji Yakusho, il raconte une histoire muette et routinière, toute concentrée sur l’instant, et sur la saisie des petites et énormes beautés d’une vie difficile. Il viendra à nous avec Lucky Red. La critique de Federico Gironi sur Perfect Days.

Hirayama est un homme plus très jeune, et très silencieux. On l’entendra dire très peu de mots durant le film qui le raconte. Il est seul, et il semble que ce soit par choix. Peut-être.
Hirayama est aussi méthodique et routinier. Très routinier. Chaque matin, il se réveille, accomplit son rituel (ranger le tatami sur lequel il dort, se brosser les dents, prendre soin de sa moustache et de ses plantes), sort de chez lui, prend une canette de café dans un distributeur automatique et monte dans sa voiture , où il écoute de vieilles cassettes de grands noms du rock (de Lou Reed pour Nina simonepassant par Van Morrisson Et Patti Smith) pour aller faire son travail.
Hirayama nettoie les toilettes publiques de Tokyo pour le travail, et le fait avec un zèle que la plupart d’entre nous ne réservent même pas aux salles de bains de nos propres maisons. Pendant la pause déjeuner, il mange dans un parc, admirant les arbres, leurs cimes se touchant et se balançant dans le vent, les photographiant parfois avec un compact analogique. Une fois qu’il a fini de travailler, il refait les mêmes gestes, et s’endort en attendant le lendemain matin, après avoir lu quelques pages d’un livre (Faulkner, Patricia Highsmithl’écrivain japonais Aya Koda).

Après avoir établi cette routine, Perfect Days commence cependant, de manière discrète et progressive, à montrer une série de petites ondulations, des déviations inattendues et obligatoires par rapport au chemin habituel d’Hirayama. Pourtant, à sa manière, il semble accepter ces petits imprévus avec une certaine philosophie, sinon de bon gré.
Et en effet il semble savoir trouver, dans ces événements inattendus, ces lueurs de lumière, presque de beauté, qui font que la vie vaut la peine d’être vécue: un bisou inattendu sur la joue, le salut d’un enfant, un bout de papier avec le premier coup d’un jeu de tic-tac-toe à mener à distance, jour après jour, contre on ne sait qui.
Jusqu’à l’arrivée, à sa porte, d’une nièce, par laquelle nous devinons ce que nous soupçonnions déjà, à savoir qu’il y a quelque chose d’irrésolu dans le passé d’Hirayama, et que ce travail si humble, et donc au service des autres, il le fait même si sa famille est probablement riche. Très riche.
Cependant, Wim Wenders se garde bien de révéler quoi que ce soit sur son protagoniste (joué par Koji Yakusho : sublime), de ne pas lui donner un passé clair et défini. Clair et défini, somme toute, entre silences et non-dits, même son présent l’est.
Ce qui importe pour Wenders, c’est de définir la psychologie et le comportement d’un homme pour une raison détachée du tempsde son époque (il n’a pas de smartphone, il ne sait pas ce qu’est Spotify, le digital ne fait en aucun cas partie de sa vie, même si le digital est ce qui le ramène et nous en parle), pourtant pour cette raison bien présente. Concentré sur l’instant. Le moment qui lui permet de saisir, d’apprécier et de valoriser ce qu’il a, voit, rencontre.

Hirayama était le nom de la famille qui Yasujiro Ozu raconté dans son dernier film, Le goût du saké, et ce n’est certainement pas une coïncidence. Loin au Japon, avec un scénario écrit en collaboration avec Takuma Takasaki, Wim Wenders semble vouloir reprendre les tons et les sentiments du cinéma du grand maître japonais, réussir la tâche ardue de se rapprocher de ce modèle.
Hirayama photographie la cime des arbres et, chez lui, ses plantes ne sont que des jeunes pousses en herbe qu’il met en pot et qu’il entretient après les avoir trouvées dans les jardins pendant ses pauses déjeuner. Wenders met le mot japonais à la fin de son film « komorebi », qui signifie « la lumière qui filtre à travers les branches des arbres ». Comme pour souligner la beauté de ce qui filtre jusqu’à nous, nous éclairant à travers l’enchevêtrement dense des choses de la vie qui risquent de l’obscurcir.
Wenders aurait peut-être aussi pu faire référence à ce phénomène connu sous le nom de « timidité de la couronne »ou celle par laquelle certains arbres parviennent à rapprocher leurs couronnes mais ne touchent jamais celles des autres, évitant ainsi le passage de parasites et de maladies d’un arbre à l’autre, et formant ces beaux et fascinants motifs que Hirayama capture aussi parfois avec son appareil photo noir et blanc.
Car même lui, Hirayama, veille, après tout, à ne jamais envahir l’espace des autres : se protéger, se protéger. Et quand, gracieusement, il le fait d’une manière ou d’une autre, c’est seulement pour vérifier que l’ombre plus l’ombre ne produit pas plus d’obscurité, et que nos douleurs sont toutes les mêmes, qu’elles ne s’additionnent pas, et que le non-sens de la vie est le même pour tout le monde.
Et puis il n’y a plus qu’à procéder, en silence, jour après jour, jour parfait Après jour parfait. Parce que la perfection n’existe pas. Parce que, comme le chante Nina Simone : « C’est une nouvelle aube / c’est un nouveau jour / C’est une nouvelle vie / Pour moi / Et je me sens bien ». Même quand ce n’est pas vrai du tout.